Scientifiques et Gaza

Cycle de conférences Sorbonne Université « It’s better to speak »: les scientifiques face à Gaza

Manifeste - par Laila Hassan

Traduction en français d'un texte écrit en italien par Laila Hassan. Ce texte a été lu en ouverture du séminaire de Laila Hassan, le 1 aprile 2025 à Sorbonne Université.

S’interroger sur ce qu’Edward Said définissait comme « le droit de narrer » signifie aujourd’hui, pour nous Palestiniens qui travaillons à l’université, revendiquer la possibilité de sortir des limites étroites de la « victime parfaite », comme nous le rappelle Mohammed El-Kurd. Nous avons besoin d’espaces d’agibilité.

Nous avons le droit de raconter et de nous raconter.

Nous vivons dans une dimension déterritorialisée, dans une géographie dispersée et fragmentée : la diaspora. De là, nous cherchons à dépasser les frontières imposées par le colonialisme sioniste et à nous rapprocher des réflexions de nos collègues en Palestine, au Liban, et dans chaque coin du monde où nous sommes contraints d’exister.

Traverser aujourd’hui l’espace universitaire est un exercice complexe, fait de précarité et d’équilibrisme. Pratiquer la liberté académique – pour laquelle nous sommes rémunérés par les institutions – est devenu un véritable parcours d’obstacles.

Pendant que je suis ici, traversant avec mes mots cet espace, un de mes collègues, Mahmoud Khalili, avec qui je partage origines et profession, se trouve dans une prison américaine. Peut-être en Louisiane, peut-être ailleurs.

Et alors je me demande : est-ce que ce sera notre punition aussi, un jour peut-être pas si lointain ? Si nous exerçons ce droit de narrer, nos universités nous défendront-elles ou nous laisseront-elles tomber dans l’oubli, comme si, au fond, nous l’avions bien cherché ?

Aujourd’hui, les universités sont devenues des espaces étroits, des espaces de censure.

Les initiatives sur la Palestine sont de plus en plus souvent interdites. L’université est en train de devenir une géographie de la répression. Un instrument entre les mains des institutions pour contrôler et discipliner non seulement le savoir produit, mais aussi la mobilisation politique. Car une communauté universitaire saine et vivante produit du débat, produit du conflit, produit de la lutte.

Pour l’illustrer, je cite textuellement l’article 31 du projet de loi sur la sécurité en Italie (DDL Sicurezza) :

« Les administrations publiques et les sujets qui fournissent des services d’utilité publique sont tenus d’apporter aux services secrets la collaboration et l’assistance nécessaires pour la protection de la sécurité nationale. »

En outre, les services secrets

« peuvent conclure des conventions avec ces sujets, ainsi qu’avec les universités et les instituts de recherche. Les conventions peuvent prévoir la communication d’informations, y compris en dérogation aux normes sectorielles en matière de confidentialité. »

Voilà ce que cela signifie lorsque nous disons que la Palestine est la pierre de touche morale du monde, en citant Angela Davis en dialogue avec Judith Butler.

Nous devons nous mobiliser, maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. Les universités palestiniennes – comme Birzeit à Ramallah ou l’Université islamique de Gaza, où enseignait le professeur Refaat Alareer, assassiné avec sa famille lors d’un bombardement sioniste – sont des lieux où le savoir a libéré les Palestiniens. Un savoir produit dans un espace matériellement exigu, opprimé par le colonialisme, mais pourtant capable d’ouvrir des fenêtres sur le monde.

Ce n’est pas un hasard si les étudiants de Birzeit sont une cible constante de l’occupation israélienne. Je pense aux très jeunes Layan Naser et Layan Kayed, arrêtées et gardées en détention administrative pendant un an sans procès ni accusations, puis libérées uniquement grâce à l’échange de prisonniers qui a eu lieu cet hiver.

Le savoir des universitaires palestiniens nous a toujours fourni les outils pour comprendre le système colonial sioniste. Ce qui manque, ce n’est pas le savoir. Ce qui manque, c’est la posture pour l’accepter.

Encore aujourd’hui, nos universités ont du mal à nommer les choses par leur nom. On hésite à qualifier de colonialisme de peuplement le projet européen de colonisation des Amériques, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de la Palestine.

Le monde académique protège encore aujourd’hui le savoir colonial. Nos corps, par leur seule présence, dérangent. Nos histoires, nos archives individuelles et collectives de résistance, dérangent.

Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce que mon grand-père, en 1948, a été chassé de chez lui. Si je parle dans cet espace, c’est parce que mon père a grandi dans un camp de réfugiés, à quelques kilomètres de sa terre natale.

Aujourd’hui, en tant que chercheuse palestinienne, mon corps est une archive de colonialité. Mais c’est aussi un archive de résistance.

Comme nous le rappelle l’historien palestinien Nur Masalha, le projet sioniste ne vise pas seulement à coloniser la terre palestinienne, mais aussi les esprits. Tous les esprits : juifs, arabes, européens, américains.

Soutenir aujourd’hui la cause palestinienne signifie reconnaître l’épistémicide, le mémoricide, le spaciocide et le politicicide auxquels notre communauté est soumise. Cela signifie protéger l’archive collective palestinienne. Les ruines de Gaza sont les témoins d’un passé qui ne passe pas.

Comme nous l’enseigne Giorgio Agamben, la condition palestinienne est celle d’un état d’exception permanent. Un état dans lequel Israël décide qui peut vivre et comment. Et qui doit mourir et comment.

Aujourd’hui, ce que l’académie palestinienne nous demande, c’est de poursuivre un véritable discours critique sur Israël, en refusant l’objectivation et l’étouffement des Palestiniennes, ainsi que la neutralisation ou l’exotisation de leur charge politique.

Nous devons nous interroger sur le savoir qui est produit entre ces murs. Pouvons-nous encore le qualifier de savoir libre ? Pouvons-nous encore dire que la connaissance que nous produisons ici a un impact réel sur le monde extérieur ?

Décoloniser notre regard signifie créer de l’espace pour que les Palestiniens puissent se raconter avec leurs propres mots. Non seulement en tant que victimes. Non seulement en tant que terroristes. Mais en tant que sujets politiques ayant le droit de choisir les termes de leur propre lutte, même lorsque nous ne sommes pas d’accord. Même lorsque nous ne nous reconnaissons pas dans leurs choix.

Nous avons besoin de renouer avec une saine tradition anti-impérialiste. Nous avons besoin d’« une insurrection des savoirs soumis ». Une tradition qui nous permette de comprendre la lutte palestinienne pour ce qu’elle est : une lutte de libération anticoloniale. Et accepter qu’un peuple colonisé a le droit à la résistance. Même violente. Parce que, comme nous l’enseigne Fanon, le système qui l’opprime est violent par nature. Et depuis nos fauteuils confortables, il ne nous appartient pas de juger la manière dont un peuple opprimé décide de lutter pour sa liberté.

Lorsque les générations futures nous demanderont ce que nous faisions alors que Gaza était rasée, tandis que l’Europe se réarmait rapidement et qu’aux États-Unis, dans la même université d’Edward Said, des étudiants palestiniens étaient arrêtés, je veux pouvoir répondre que nous avons fait tout ce que nous pouvions, avec tous les outils à notre disposition. Quitte à renoncer à ce privilège tant cité dont on se gargarise dans le monde universitaire.

Y renoncer signifie être mal à l’aise dans nos contradictions, regarder notre propre colonialité et l’affronter.


📍 Sorbonne Université, 1 Rue Victor Cousin, 75005 Paris, France